La pluie arrive vers les sept heures du soir. D'abord hésitante, quelques gouttes sur le pare-brise, quelques trouées de clarté dans la saleté des vitres — pas de quoi mettre en route les essuie-glace. Anne et Isabelle somnolent sur la banquette arrière. Adrien est, comme toujours sur les photos, assis entre les deux soeurs. Un feu follet va et vient dans ses yeux, une lueur d'amusement. Le sommeil des grandes filles le rassure. Il ne peut rien arriver de mauvais, quand ceux qui nous aiment ont cédé au sommeil. S'ils dorment c'est après s'être assurés que rien d'effroyable ne pouvait nous atteindre, et, d'ailleurs, leur repos n'est pas une absence — plutôt comme une flamme qui diminue d'intensité, sans jamais s'étouffer. Adrien regarde droit devant lui, entre le père et la mère. L'autoroute est déserte. La vitesse de la voiture égalise le paysage. Ce sont les mêmes champs depuis maintenant deux heures. Les mêmes collines au loin. Le paysage est immobile. La vitesse annule les circonstances, les lieux. La vitesse va droit à l'essentiel. De la terre au ciel qui glisse sur la terre. Du bleu marine de l'autoroute au ciel bleu fauve. Un insecte s'écrase sur le pare-brise. Un ange qui perd ses ailes. Un ange sans joie, une tache de sang brun. Adrien le regarde. Il compte les secondes, jusqu'à l'arrivée d'une goutte d'eau sur le petit cadavre. Si je parviens à dix, je me marie avec Isabelle.